• De René Char à Daouda,  le long de la Sorgue.

    Tu es pressé d'écrire,

    Comme si tu étais en retard sur la vie.

    S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.

    Hâte-toi.

    Hâte-toi de transmettre

    Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. […/…]

    (Extrait de « Commune présence » poème de René Char)



     

     

    Hâte-toi d’aller à l’Isles-sur-Sorgue pour prendre les chemins de Char longeant cette rivière et remonte jusqu’à la source ! Suis le parcours de l'homme et de l'écrivain ! Remonte du texte à ces « paysages premiers ». Parallèlement, découvre les grands thèmes de l’œuvre qui ont trouvé dans le travail des peintres, ceux que le poète nommait ses « alliés substantiels », ce prolongement auquel il était particulièrement sensible comme en témoignent ses manuscrits enluminés et ses éditions de bibliophilie ornées de gravure. « L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant. » nous dit-il.


     

     

     

     

    René Char, né le 14 juin 1907 , une parole disséminée « en archipel » selon son expression dont chaque atoll mystérieux  est doté d'une furieuse force volcanique. « Dans le tissu du poème doit se trouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, ainsi que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr’appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé. »

    René Char a toujours aimé vivre en marge de la société. Enfant, il se lie d'amitiés avec les "matinaux" sortes de vagabonds vivant au rythme des jours et des saisons. Le 20 février 1928 paraissent ses premiers poèmes aux Editions Le Rouge et Le Noir (il aimait d'ailleurs beaucoup ce roman de Stendhal) sous le titre "Les cloches sur le coeur", poèmes écrits entre 15 et 20 ans.

     

     

    Pendant l’Occupation sous le nom de Capitaine Alexandre, il participe, les armes à la main, à la Résistance, « école de douleur et d’espérance ». Il commande le Service Action Parachutage de la zone Durance. Son QG est installé à Céreste (Alpes de Haute Provence). Le recueil qu'il en tire Feuillets d’Hypnos peut se lire comme des « notes du maquis ».

    Le poète  meurt d'une crise cardiaque le 19 février 1988. En mai de la même année, paraîtra un recueil posthume "L'éloge d'une soupçonnée".

     

    Le 29 septembre dernier, une classe du Lycée Ampère de Marseille a suivi les traces de René Char et un élève avait emporté une caméra. Il a filmé quelques instants de ce voyage pédagogique avec sa sensibilité. Son court-métrage est proposé sur le site du lycée. Suivez son regard ! Ecoutez le petit texte qu’il a écrit à la fin de la sortie… 

     
    Cliquer sur l'adresse ci-dessous pour accéder à la vidéo du Lycée Ampère

    http://www.lyc-ampere.ac-aix-marseille.fr/Eleves/ProjetPoesie2009/index.html

    Il y avait d’abord une voix. La voix d’un autre.  Ce qui est venu d’une voix retourne donc à la voix comme une longueur d’ondes… Anticorps - longueur d’Ombre est le nom de scène de Daouda Dananir, slameur-rappeur vivant dans les quartiers nord de Marseille. Il habite une cité dont le doux nom de « Busserine » abrite des conditions d’existence difficile. Il a le goût des mots qu’il fait chanter et ce talent lui vaut déjà une réputation qui grandit chaque jour par le bouche à oreille. Tout en préparant son bac pro au Lycée Ampère de Marseille, il vit dans le bouillonnement d’une culture vivante, toutes fibres dehors.


     


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  • La nouvelle littéraire: un genre pédagogique.


    «Tour à tour récit dramatique, historique, divertissement  psychologique, réaliste , tour à tour récit bref, récit plus étoffé, tour à tour récit écrit à la 3e personne, récit conté à la 1ère, tour à tour récit vrai et récit fantastique, la nouvelle offre une multiplicité remarquable de visages, dont on aurait tort de privilégier l’un plutôt que l’autre.»

    René Godenne , La Nouvelle    française au  xxe siècle  ( revue Europe,   août-septembre1981)


     Au début du 20ème siècle, un critique d’art (Felix Fénéon) a écrit dans un journal des nouvelles en trois lignes… par exemple : « Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère : le coup porta ». Il avait de l’humour et du talent mais « une nouvelle en trois ligne, c’est un peu bref et pourrait constituer pour le roman ce que l’aphorisme et l’haïku sont à la poésie. On ne serait toutefois  fixer arbitrairement un nombre de pages au-delà ou en deçà duquel on ne pourrait plus parler de nouvelle. Reste qu’il ne viendrait à l’idée de personne, aujourd’hui du moins,  de nommer nouvelle un récit de 300 pages.

    La nouvelle est « une fiction narrative en prose, qui se différencie du roman par sa brièveté. Toutefois, on remarque aisément que cette caractéristique formelle ne suffirait pas à la distinguer d'un conte ou d'un roman court. En d'autres termes, les critères définitoires de la nouvelle, faute de trait générique véritablement distinctif, doivent inclure d'autres traits, notamment ceux concernant la construction dramatique… » nous explique Encarta ? Pour ceux qui veulent en savoir plus nous vous proposons les sites suivants :

    Encarta :

    http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761559304/nouvelle.html

    Etudes littéraires :

    http://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/nouvelle.php


    Baudelaire, traducteur de Poe, a proposé cette analyse de la nouvelle :

        « Elle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. »

                                                                         ( Notes nouvelles sur Edgar Poe )

     

    Traducteur d’Edgar Poe et théoricien de la nouvelle littéraire, Charles Baudelaire n’en écrira qu’une : La Fanfarlo que nous vous proposons à la lecture suivie d’une analyse de cette nouvelle faite lors d’une Communication de M. Jérôme Thélot de la fondation Thiers (Désir et vérité dans La Fanfarlo- Le  21/07/1988)

     

    http://www.calameo.com/books/0000188134d7a6a94b523

    … Et pour que vous puissiez découvrir la nouvelle comme un projet pédagogique autour du polar dans une classe du Lycée professionnel Ampère à Marseille, nous vous proposons le recueil «  Ampère et Narration » contenant les huit nouvelles policières inédites et écrites par les élèves lors d’un atelier d’écriture….

     

    Cliquer sur l'adresse ci-dessous

    http://www.lyc-ampere.ac-aix-marseille.fr/Eleves/Index.html

     




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  • Michel Zèvaco, journaliste et écrivain d’origine corse, est né à Ajaccio en 1860 et mort à Eaubonne (Val d'Oise) en 1918.
    Genre littéraire: roman populaire
    Influences : Gaston Leroux, Victor Hugo…
    Ecrivain connu pour ses deux séries " Le Capitan " et " Le Chevalier de Pardaillan ".

    Jean-Paul Sartre a dit de lui : " Surtout, je lisais tous les jours dans Le Matin, le feuilleton de Michel Zévaco : cet auteur de génie, sous l’influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d’épée républicain. Ses héros représentaient le peuple ; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le XIVème siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d’âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c’était mon maître : cent fois, pour l’imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j’ai giflé Henri III et Louis XIII. " ( extrait " Les mots ")




    Jacques Siclier (critique et historien du cinéma) a dit à propos du Chevalier de Pardaillan : " Pardaillan peut être considéré comme un héros caractéristique de la France républicaine des années 1900. Il représente un symbole de liberté et d'héroïsme national, contemporain, ne l'oublions pas, du Cyrano de Bergerac réinventé par Rostand. On le voit, en 1572 (il a vingt ans) sortir, grâce à son astuce, de la Bastille où on l'avait arbitrairement enfermé. On le voit, seize ans plus tard, de nouveau captif, prendre la Bastille à lui tout seul. Ce n'est pas tout. Pardaillan ne croit ni à Dieu ni à diable. Il se range aux côtés des huguenots parce que les huguenots sont les victimes, mais la religion lui importe peu. Zévaco, qui reste discret quant à l'Église réformée, peint les représentants de l'Église catholique sous le jour le plus noir, du haut en bas de la hiérarchie. Son anticléricalisme foncier – autre marque politique, de la Belle Époque – fait de Pardaillan un homme complètement détaché de la religion et de la foi, uniquement soucieux de valeurs humaines. Et Pardaillan ne consent jamais à servir un maître. C'est un homme libre. Ni Dieu ni maître. "



    Michel Zévaco ,journaliste, feuilletoniste et romancier populaire


    Les récits de Michel Zévaco lui ont survécu parce qu’il a su mêler le roman de cape et d'épée à des préoccupations politiques qui percent à travers la légèreté du récit. Il s'est engagé toute sa vie sur le terrain politique. Professeur de Lettres à Vienne (Isère), il quitte son poste en 1881 pour s’engager dans les Dragons en 1882. Cette période militaire lui inspire l’ouvrage Boute-Charge (1888) sur le panache militaire que l’on trouve ensuite dans ses récits de cape et d'épée. Ayant déjà des idées anarchistes malgré sa période militaire, à partir de 1888, installé à Paris, il se rapproche du socialisme et de l'anarchisme français.

    En 1889, il entre à L’Egalité, journal anarchisant dans lequel il publiera son premier feuilleton, Roublard et Cie (1889), où le discours politique tient une grande place. Zévaco se présente aux élections législatives de 1889, fonde des syndicats, et écrit pour faire passer ses idées (un article écrit contre le Ministre de l’Intérieur lui valut quatre mois de prison, séjour qui sera suivi d’un autre, pour raisons politiques également, quelques années plus tard). Il est condamné le 6 octobre 1892 par la cour d'assise de la Seine pour avoir déclaré dans une réunion publique à Paris : " Les bourgeois nous tuent par la faim ; volons, tuons, dynamitons, tous les moyens sont bons pour nous débarrasser de cette pourriture. "

    Zévaco participera à plusieurs journaux et revues, parmi lesquels L’en-dehors, Le Gueux ou Le Courrier Français.

    Avec le roman feuilleton Borgia, paru en 1900 dans La Petite République Socialiste (journal dirigé par Jaurès), sa carrière de romancier débute réellement. Après le succès énorme de ce récit , il réduit ses activités journalistiques et se tourne vers la fiction avec Triboullet (1900-1901), Le Pont des soupirs (1901), et surtout, en 1902, le premier Pardaillan, début d’une longue série.

    Zévaco a écrit plus de 1 400 feuilletons (dont, à partir de 1903, les 262 de La Fausta, qui met en scène le chevalier de Pardaillan) pour le journal de Jaurès, jusqu’à décembre 1905, époque à laquelle il passe au Matin,

    Parallèlement à ce cycle romanesque, d’autres œuvres dont Fleurs de Paris (1904) et Les Mystères de la tour de Nesle (1905, publié fréquemment sous le titre de La Tour de Nesle).

    Au journal " Le Matin ", à partir de 1906, il devient le feuilletoniste en vogue aux côtés de Gaston Leroux, avec plusieurs totres : Le Capitan, Nostradamus (1906), (1907), L’Héroïne (1908), ou encore L’Hôtel Saint-Pol (1909). Il sera un auteur à succès jusqu’à sa mort en 1918. Entre 1906 et 1918, Le Matin publie en feuilletons neuf romans de Zévaco. Son dernier roman, posthume, est Le Pré aux Clercs. Les autres œuvres publiées à titre posthume sont :
    La Reine d'Argot — Tome I et Primerose — Tome II (1922 — Tallandier, Le Livre national, 325 et 326)
    La Grande Aventure — Tome I et La Dame en blanc, La Dame en noir — Tome II (1926 — Tallandier, Le Livre national, 349 et 350)
    Fleurs de Paris (1921 — Tallandier, Librairie Populaire et moderne, Roman d’amour et de passion inédit — 30 fascicules)
    Déchéance (1935 — Tallandier, Le Livre national, 972)



    Plusieurs de ses romans ont fait l’objet d’adaptation au cinéma et à la télévision, notamment :
    1960 ; le film "Le Capitan" d’André HUNEBELLE (1960) avec Jean Marais et Bourvil,
    1988, une série télévisée de 15 épisodes, avec patrick Bouchitey (Pardaillan) et Philippe Clay.
    1997: Pardaillan, téléfilm d'E. Niermas, avec Jean-Luc Bideau (Pardaillan père), Guillaume Canet (Pardaillan fils) et Garance Clavel (France).

    Michel Zevaco est d’origine corse. Il est né à Ajaccio mais un village corse porte le même nom que lui " Zévaco " et fut probablement créé (son nom au moins) par un Giovannali appelé Zevaco au XIVè siècle. D'autre part les premiers noms de familles "Zevaco" auraient été attribués au XVè siècle, à des habitants des faubourgs d'Ajaccio, originaires du village. Si une famille est incontestablement originaire du village, il n'y reste actuellement aucune trace de son nom, que ce soit sur la matrice cadastrale, sur une tombe, ou dans un lieu-dit, ni aucune légende qu'aurait pu rapporter la tradition orale. Ce nom ne figure sur aucun texte relatif à l'histoire du village depuis le 18ème siècle. On connaît Laurent Zevaco, maire d'Ajaccio en 1848. Plus récemment, Monseigneur Zevaco, né en 1925 à Vico, fut nommé évèque de Madagascar en 1968 par le pape Paul VI.

    Michel Zévaco a écrit des romans de cape et d’épée et historiques mais aussi un roman policier et mystère.
    Nous avons choisi un extrait de " Fleurs de Paris " édité en 1904 (Un titre inspiré par " Les fleurs du mal " de Beaudelaire). Il s’agit du Chapitre X intitulé " L’expédition nocturne ".



    L’Expédition Nocturne


    Deux heures du matin. Une de ces nuits funèbres des grands hivers parisiens. L’hôtel d’Anguerrand était désert, son grand portail massif solidement fermé, ses croisées closes, sa façade muette et noire. À travers les persiennes de deux fenêtres qui se touchaient, une pâle et triste lueur, pourtant, filtrait…
    Sur le trottoir d’en face, un homme et une femme, renfoncés contre le mur de la maison que Lise avait habitée, immobiles, silencieux, raidis par l’attention, fixaient cette double lueur.
    À dix pas de là, une voiture stationnait…
    La femme, parfois, jetait à droite et à gauche un long regard qui fouillait la nuit. Mais l’homme ne pouvait détacher se yeux hagards de ces fenêtres.
    Il eut un soupir rauque et passa le revers de sa main sur son front…
    – Marche… murmura la jeune femme. Songes-y ! L’occasion, la voici !…
    – Oui, fit l’homme dans une sorte de grognement, – mais il ne fit pas un pas.
    – Tu n’oses pas ! reprit la femme. Tu aurais dû amener deux ou trois aminches…
    – Jamais !… Je ne veux pas qu’on voie que je vais faire cela… moi !… C’est déjà trop que tu aies fait venir Biribi… nous n’avions pas besoin de sapin !…
    – Biribi est un frère. Allons, vas-y !… C’est la fortune !… continua la femme dans un murmure imperceptible et ardent. Avant-hier soir, nous ne pouvions pas acheter deux sous de pain… Pour un mauvais quart d’heure à passer, nous voilà riches !… Est-ce que ce n’est pas un peu notre tour, dis ?…
    – Assez ! haleta l’homme. Ne me remets pas ces colères-là au ventre… j’y vais !…
    – Bon !… Te rappelles-tu bien le plan, tel que Charlot te l’a remis ce matin ?
    – Je l’ai là, dit l’homme en se frappant le front.
    Il traversa la rue ; d’un bond il atteignit le faîte du mur de bordure, se hissa à la force du poignet, sauta… Il était dans l’intérieur de l’hôtel !…
    Alors, l’attitude de Jean Nib s’affaissa… Il monta les degrés du perron, silencieux comme un spectre, et, avec quelques outils, se mit à travailler : au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit…
    Jean Nib, dans le vestibule, se mit pieds nus ; il réfléchit quelques instants, très calme, très sûr de lui, puis il monta.
    Jamais il n’avait pénétré dans cet hôtel… mais la fièvre de l’action décuplait sa mémoire et il lisait en pensée le plan qu’il avait étudié toute la journée. Il savait d’ailleurs, par Charlot, c’est à dire Gérard, que le baron d’Anguerrand avait renvoyé toute la domesticité, ne gardant qu’une vieille bonne qui couchait dans les combles. Le coup était facile… il était sûr d’atteindre le but…
    Ce qu’il ferait alors… le coup de couteau final… il l’écartait de son imagination…
    Il monta, franchit des couloirs et des pièces, marchant de son pas souple, les mains étendues, sentant l’obstacle à distance, se glissant, ne provoquant pas un craquement. Tout à coup, il se vit, ou plutôt se sentit dans une vaste salle qui n’était pas prévue dans cet itinéraire du crime : Jean Nib comprit qu’il était égaré.
    Il tira de sa poche une petite lanterne sourde, fit jouer un ressort, et un mince filet de lumière électrique jaillit. Jean Nib vit qu’il était dans un salon somptueux, et à la vue des richesses entassées là, un sourire terrible crispa ses lèvres, les veines de son front se gonflèrent, ses prunelles se strièrent de rouge… Tout à coup, il eut un sursaut effrayant… Quelqu’un était là qui le regardait !…
    Quelqu’un !… Une femme en toilette de soirée, jeune, belle, avec des yeux très doux et un sourire un peu triste…
    Jean Nib se ramassa pour bondir…
    Subitement, il se détendit, haussa les épaules et il eut un ricanement silencieux… Cette femme, c’était un portrait… un grand portrait en pied… ce n’était qu’un portrait !…
    L’assassin soupira, essuya son front mouillé de sueur, et alors, avec une sorte de curiosité morbide, examina le portrait… Plus il le regardait, plus il se sentait attiré, fasciné… Le jet de sa lanterne éclairait la tête de la femme et faisait vivre les yeux, tandis que tout le reste se noyait d’ombre… Jean Nib s’immobilisait dans cette contemplation… L’assassin, peu à peu, tombait à une rêverie profonde, étrange, qui n’était pas la rêverie spéciale du crime, qui était quelque chose d’inexprimable qu’il tâchait pourtant d’exprimer :
    – Qu’elle est belle !… Ou plutôt qu’elle a dû être belle, jadis !… Car le portrait… il y a des années qu’il a été fait… Quand ?… Je ne sais pas… mais il y a longtemps, c’est sûr… Oui, voilà un sourire qui dit bien des douleurs… Qu’elle a dû être bonne ! Oh !… et ses yeux ! ces grands yeux bleus où il y a comme une lumière !… Ah ça ! où ai-je vu ces yeux-là, moi ?
    Jean Nib se disait ces choses, sans que ses lèvres eussent une agitation, mais un frisson convulsif, parfois, le secouait. Et il reprit :
    – Ces yeux !… Oh ! mais est-ce que je vais les voir partout ?… Où les ai-je vus ? Où ?… Oh ! je veux le savoir ! Cela m’affole… Oh ! j’y suis ! Ce sont les yeux de cette gosse qui s’appelle Marie Charmant !… Les mêmes yeux !… ces yeux où j’ai cru voir, moi, des choses que pourtant je n’avais jamais vues !…
    Soudain, la vision s’évanouit… Jean Nib venait de pousser le ressort de sa lanterne.
    Et il reprit sa marche glissante, sans un craquement, sans une erreur, marchant d’instinct à l’une des quatre portes qui s’ouvraient sur ce vaste salon – à celle-là et pas à une autre.
    Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant une serrure à travers laquelle passait un rais de lumière. Et il dit en lui-même :
    – C’est là !… L’homme que je vais tuer est là !… Et la chambre voisine, c’est celle de la jeune fille que je vais tuer !… Le père et la sœur de celui qui me paye pour tuer !…
    Alors Jean Nib tâta du bout des doigts, ausculta pour ainsi dire, la serrure : elle n’était pas fermée !… Il n’y avait qu’à tourner le bouton !…
    Les sourcils de Jean Nib se contractèrent. Il frissonnait. S’il se fût vu, à cette seconde de lutte suprême contre la tentation du forfait, il se fût épouvanté…
    Brusquement il secoua sa crinière. D’un geste rapide, il se fouilla, et lorsque sa main reparut, elle se hérissait d’une lame épaisse emmanchée solidement… Il n’avait qu’à ouvrir… et à se ruer !…
    La porte ouverte, Jean Nib s’arrêta court : l’homme qu’il devait tuer dormait sur un fauteuil…
    Cela lui produisit une étrange impression, comme si une main eût arrêté sa main.
    Il fit trois pas, le couteau au poing, la mâchoire violente, les yeux convulsés.
    Si l’homme s’était éveillé à ce moment, il était mort.
    Le baron Hubert d’Anguerrand dormait près d’une table sur laquelle il y avait une lampe et un amas de divers papiers.
    Jean Nib s’approcha jusqu’à le toucher presque. Le baron ne s’éveilla pas. Il murmurait des mots confus.
    L’assassin évitait de regarder la victime.
    Son regard errait, hagard, morbide, et promenait sa flamme de folie dans les angles de cette chambre. Ses doigts crispés jusqu’à une sensation de douleur se raidissaient sur le manche du couteau…
    Tout à coup, il leva le poing !… Lentement, le couteau se dressa dans l’air…
    – Mon fils… balbutia la victime qui, au fond de son rêve, parlait à quelqu’un.
    Les cheveux de Jean Nib se hérissèrent ; ses yeux se gonflèrent comme si les larmes eussent voulu jaillir… et doucement, son poing retomba… et il murmura :
    – Il appelle son fils !… Pauvre bougre !… Tu ne sais pas quelle affreuse crapule c’est, ton fils !… Moi, je suis Jean Nib… n’est-ce pas ? Ça veut tout dire !… Eh bien, je vaux encore mieux que ton fils !…
    Sourdement, il répéta :
    – Son fils !… Il appelle son fils !… Allons ! finissons-en !…
    Le couteau, de nouveau, décrivit son effroyable parabole, et, un instant, demeura suspendu au-dessus de la poitrine du baron d’Anguerrand.
    – Voilà ! songea l’assassin dans une sorte de morne délire. Ma main va s’abattre sur la poitrine qui est là ! Le sang va jaillir… et cet homme sera mort !… Et cet homme dort !… Et cet homme ne m’a fait aucun mal, à moi !… Oh ! faire cela !… Être ce que je ne suis pas encore !… Dégringoler cette dernière pente du crime !… Tuer !… Tuer ce malheureux qui ne se défend pas, qui dort !… et appelle son fils !… Oh ! je ne peux pas !… je ne peux pas !…
    Dix minutes plus tard, Jean Nib ouvrait une fenêtre et modulait un coup de sifflet si doux qu’à peine pouvait-il être entendu… Alors, Rose-de-Corail s’approcha vivement de la voiture qui stationnait au coin de la rue de Babylone, et murmura :
    Ça y est ! À nous, Biribi ! enlevons les macchabées ! C’est dans l’ordre et la marche du programme imposé par celui qui casque !…




    Michel Zévaco porte encore une fois, dans ce roman, haut la bannière de la littérature populaire, au meilleur sens du terme. L'histoire se passe à Paris, à la fin du XIXe siècle. Disparitions, réapparitions, meurtres, trahisons, vengeances, tous les ingrédients du genre y sont. Et vous ne vous ennuierez pas pendant une seule ligne...

    Vous pouvez lire gratuitement le roman complet sur le site : Ebooks libres et gratuits.
    Adresse : http://www.ebooksgratuits.com/ebooks.php?auteur=Z


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  • Storytelling ou l’art de raconter des histoires



    Les enfants se fient aux contes de fées plus qu'à tout discours rationnel car ils s'adressent à eux sous une forme qui leur est familière : la forme magique. Selon Piaget, l'enfant reste en grande partie animiste jusqu'à la puberté ; dans son monde à lui (et qu'il garde pour lui car il sait que les adultes voient les choses autrement) la frontière entre vivant et inanimé, hommes et animaux, imaginaire et réalité est encore floue ; à partir de ce monde là, transporté hors du temps ("Il était une fois…") et de l'espace ("…dans un royaume aujourd'hui oublié…"), dans un univers décalé de sa réalité quotidienne, il est à même d'intégrer ce qui ne passerait pas par le canal de la raison.

    La Bible, les Évangiles, le Coran, La Torah,  L’Iliade, L’Enéide, La Chanson de Roland nous en racontent des histoires et ont contribué à façonner l’imaginaire des peuples. Nous sommes dans les domaines des religions et des mythologies.

    Depuis les années 1990, aux Etats-Unis puis en Europe, l’art de raconter des histoires a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous l'appellation anodine de 'storytelling'. L’art de raconter des histoires est devenu une arme aux mains des 'gourous' du marketing, du management et de la communication politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des citoyens. Derrière les campagnes publicitaires, mais aussi dans l'ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, se cachent les techniciens sophistiqués du storytelling managment ou du digital storylelling. C'est cet incroyable main-mise sur l'imagination des humains que révèle Christian Salmon dans son livre, au terme d'une longue enquête consacrée aux applications toujours plus nombreuses du storytelling. Le marketing s'appuie plus sur l'histoire des marques que sur leur image ; les managers doivent raconter des histoires pour motiver les salariés, les militaires en Irak s'entraînent sur des jeux vidéos conçus à Hollywood et les spin doctors (conseillers en communication et marketing politique agissant pour le compte de personnalités politiques) construisent la politique comme un récit...

    Le fait est que l'on nous raconte des histoires à longueur de journée : des histoires de moines et d’abbaye pour la bière Greenbergen ; l’histoire édifiante de Barack Obama, celle de Nicolas Sarkosy, celle de Ségolène, le complot palpitant des nations voyous pour produire des armes de destruction massive…

    Nous aimons que l’on nous raconte des histoires. «Un récit, c’est la clé de tout», confirme M. Stanley Greenberg, spécialiste américain des sondages. Chez les adultes, "L'art de raconter des histoires" (storytelling)  est-il devenu l’art de "formater les esprits" pour les aliéner ? Cela pourrait être certainement l’objet d’une fiction.


    Dans une réalité qui copule avec la fiction, selon Christian Salmon, ancien Président de l’éphémère Parlement international des écrivains*,le Storytelling serait la nouvelle "arme de distraction massive" qui managerait le monde depuis les années 90. Le storyteller est le conteur mais aussi le menteur. Le storytelling signifie donc  « l ‘art de conter, de raconter des histoires ».

    L’expression «avoir l’art de raconter des histoires » contient une connotation de manipulation mentale selon laquelle l’art de raconter des histoires est utilisé pour détourner de la réalité et fabriquer du réel. C’est la méthode marketing qui consiste à raconter des histoires pour influencer le consommateur, et celle des gouvernants pour influencer  l'électeur.

    « On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que chaque expérience contredit, affirmait André Malraux (et reprend Christian Salmon dans un article publié dans le Monde le 7 mai 2008). Car la civilisation des machines est aussi celle des machines de rêves, et jamais l'homme ne fut à ce point assiégé par ses songes, admirables ou défigurés. » C'était le 13 février 1968 lors de l'inauguration de la Maison de la culture de Grenoble. Vision prémonitoire qui anticipait ce que le futurologue danois Rolf Jensen a appelé « the Dream Society », la société du rêve, dans laquelle « le travail, et non plus seulement la consommation, sera dirigé par des histoires et des émotions
    Vidéo interview de Christian Salomon


    La réflexion de Christian Salmon porte sur la mutation de la propagande (publicitaire, politique, etc.). Cette dernière consisterait, de plus en plus selon l'auteur, à standardiser les réactions des «consommateurs », rendant floue la limite entre le réel et la fiction, entre le vrai et le faux.  Les cyniques ont découvert l’aubaine. Et si on racontait des histoires et des blagues de manière industrielle en se déclarant  le maître de la réalité ? Karl Rove, le gourou de Bush Jr a trouvé le nom de cette stratégie : la stratégie Schéhérazade. Fabriquons la réalité avec nos histoires. Tant pis pour les crédules qui vivent dans ce qu’ils croient leur réalité, nous leur raconterons et imposerons les nôtres : «Nous sommes un empire, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité», dit un conseiller de Bush.

    Et si l’incrédulité devenait une arme contre les storytellers ? A la stratégie de Shéhérazade, on oppose celle de Saint Thomas. Les politiques, depuis les années 90, ont compris l’intérêt du Storytelling dans la communication capitaliste et politique avec l’explosion de l’Internet et plus généralement des nouvelles techniques de communication. Christian Salmon constate que «les marques s’attribuent les pouvoirs qu’avant on cherchait dans la drogue et dans les mythes ». Ce n’est plus le rapport au monde qu’il faut changer mais la perception du monde. On est passé de la marque au logo, du mot à l’image, et on revient à la narrativité en passant du logo aux «stories ». L’acte de consommation devient, par la communication, un acte de communion planétaire. Bien sûr cela a changé radicalement les méthodes de marketing.

    Le récit est le meilleur vecteur du sens. Le sens y est incarné par des personnages, il se révèle dans l'irruption des situations, il devient manifeste au travers des conclusions que l'on en tire . Le récit, le conte, l'art de créer et de dire des histoires, est le chemin le plus court et le moyen le plus percutant pour créer du sens et le transmettre à un public.

    Voilà ce qu’on peut lire sur le site de conseil i-KM :


    « L'art ancien des conteurs devient une ressource pour le management, et s'adapte aux pratiques de l’entreprise Steve Denning de la World Bank et Dave Snowden de l’Institute for Knowledge Management IBM, ont fait connaître à un large public cette méthode du "storytelling", qui touche à des enjeux importants de l’entreprise.
    Cette approche est reconnue comme un puissant moyen d’évaluation des valeurs courantes de la culture d’une organisation, et comme un levier efficace pour la faire évoluer. En fait, la conduite d’importants changements, la fusion de sociétés, l’identification et la constitution de communautés d’intérêt et de pratiques, la communication interculturelle dans des organisations globales... sont des circonstances dans lesquelles pratiquer le storytelling est particulièrement intéressant. Il vise à une évolution rapide des idées ou des représentations mentales et donne de nouveaux repères partagés, facilite la communication, permet une mobilisation large là où l’on pensait trouver surtout des blocages.
    La clé, c'est le langage ! Et les histoires constituent un fantastique vecteur de création et diffusion du sens, de compréhension spontanée et d'approche de ce qui est complexe
    . »


    Ce n’est pas le consumérisme qui nous intéresse dans nos propos du jour mais le choix du storytelling comme méthode de marketing politique. Les histoires ne produisent pas de l’explication, mais de la familiarité et de la connivence. Nous sommes, écrit Salmon, passé dans une civilisation "d’injonction au récit".

    A partir de ce constat, Christian Salmon interpelle la fiction romanesque et cinématographique dont les auteurs, selon lui, avaient compris ce qui se tramait avant que les chercheurs n'aient pu le formuler. Notre émotion est atteinte dans son intimité et utilisée par le marketing et le politique. Elle est plus sollicitée que par les auteurs de fiction.

    Après une intrusion de la fiction dans le réel, on fait appel à la fiction pour prévenir le réel. Le Pentagone fait appel à Hollywood ! Pour exemple, après les attentats du  11 septembre, les hauts responsables américains réunissent quelques réalisateurs et scénaristes pour imaginer des scénarii d’attaques terroristes afin de penser les parades.


    Ce n’est pas le monde qui change ? … Selon Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». «  La politique, théorise Clinton, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. » Les gourous de la communication moderne se sont mis à ne plus jurer que par l’art de raconter des histoires. La bonne histoire (« good story ») est conviée pour remobiliser l’employé, ou susciter un regain d’engagement du consommateur. C’est le cœur de la théorie managériale du « storytelling ».

    L’idée de Christian Salmon est d’avoir rapproché ces techniques de celles mises en œuvre dans le monde politique. Quelques jours avant l’élection présidentielle de 2004 aux Etats-Unis, un conseiller de G.W. Bush prend à parti un journaliste en lui reprochant d’appartenir à la reality-based community, à la communauté de ceux qui croient à la réalité. C’était un peu comme le traiter de ringard, car le monde, il en était sûr, ne marchait plus ainsi. Il s’agit de convertir chacun de nous en spectateurs naïfs car nous sommes plus avides de fiction que de réalité.

    Salmon précise que le monde de demain sera le résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les contre-narrations libératrices. Il explique aussi que  les artistes sont prévenus, et ont déjà commencer à lutter.


    Et les journalistes ? « Si vous lisez une lettre et que vous découvrez que l’auteur a « pioché» le matin, vous penserez peut-être qu’il a travaillé dans son jardin. Si vous savez que cet auteur est Flaubert, vous commencerez à douter du sens de « pioché ». Si vous êtes familier de Flaubert, vous saurez exactement ce qu’il entend par « pioché ». Je ne dis pas qu’il faut que tous les journalistes deviennent des auteurs mais je crois que nous ne devons pas perdre l’habitude de lire les auteurs. Je n’ai jamais rien appris d’important en lisant les journalistes mais des auteurs ont changé ma vie. On ne change pas la vie de quelqu’un avec du digeste, du parfaitement défini, de l’objectivité, du sans ambiguïté. » C’est Thierry Crouzet, journaliste qui l’a écrit sur son site Internet.

    Ne plus subir la réalité mais la créer ! Les gouvernants sont aujourd’hui capables de vendre leur réalité comme une marque. L’art de gouverner se confond avec celui de raconter des histoires. Le discours officiel s’adresse au cœur plus qu’à la raison, à l’émotion plus qu’à l’opinion. Le pouvoir exécutif devient un pouvoir d’exécution du scénario présidentiel.

    Evidemment, tout cela n’arrive pas qu’aux autres. Salmon conclut le livre en traitant du nouvel ordre narratif en France où, comme ailleurs, nous aimons que l’on nous raconte des histoires.

    «Il me faut pour tenir le coup des histoires à dormir debout. » chantait Guy Béart

    Pendant que des politiques en charge de la réalité complotent leur fiction, des auteurs en charge de la fiction se disent « arpenteurs du réel ». Comment déceler la part de fiction dans la  réalité et la part de réalité dans la fiction  ?  

    Dans un autre ouvrage intitulé « Le tombeau de la fiction », Christian Salmon met en évidence ce qui caractérise le roman : son jeu perpétuel avec la frontière entre réalité et fiction. Il fait remarquer que les grands héros de romans, Don Quichotte, madame Bovary, sont souvent eux-mêmes, fondamentalement, des êtres qui ont du mal à faire la part entre les deux. « Toute l’histoire du roman n’est qu’une longue réflexion sur les limites de l’illusion romanesque et, ce faisant, sur la frontière mouvante qui sépare le réel et la fiction. Le roman s’enchante des multiples passages de l’un à l’autre, des courts-circuits incessants entre la vie et le rêve. Loin d’effacer la frontière qui les sépare, l’art du roman consiste au contraire à souligner cette différence, à la rendre perceptible, presque palpable parfois, comme chez Kafka. L’illusion romanesque n’est rien d’autre que l’illusion donnée par le roman d’une communication constante, intime, immédiate entre le réel et le fictif, entre le rêve et la vie. »

    L’illusion donnée par le Storystelling est la même… 

    Oui, mais, comment faire pour retrouver la réalité ? Peut-être en commençant par juxtaposer toutes ces histoires à dormir debout. Ensuite en entrant dans les détails, où se cache toujours le diable, lui bien réel. Car les histoires ne marchent qu’en gros. Dans le détail, elles ne marchent pas du tout ou apparaissent pour ce qu’elles sont : de la fiction qu’on a plaisir à temporairement faire semblant de croire (techniquement, les philosophes appellent cela «la suspension temporaire de l’incrédulité») commente Yves Michaud dans un article sur l’ouvrage « Storytelling » de Christian Salmon.


    La suspension temporaire de l’incrédulité ! Pierre Bayard, écrivain et universitaire, s’y oppose même lorsqu’il s’agit de fiction. On pourrait aussi revenir sur les fictions et s’amuser à démontrer, comme l’a fait Pierre Bayard, qu'Œdipe n’a pas tué son père ou que l’affaire du chien des Baskerville n’a pas été élucidée par Sherlock Holmes.

    Et si Sherlock Holmes s’était trompé ? C’est ce doute effronté que se permet Pierre Bayard après la relecture d’une des plus célèbres aventures du plus célèbre des détectives. ( C’est Pierre Bayard qui a voulu démonter que l’on pouvait parler d’un livre sans l’avoir lu. Il est aussi responsable de la contre-enquête sur le meurtre de Roger Ackroyd écrit par Agatha Christie).

    Pierre Bayard fait une relecture qui s’appuie sur la critique policière, partant du postulat que des meurtres racontés par la littérature n’ont pas été commis par ceux que l’on a accusés. "En littérature comme dans la vie, dit-il,  les véritables criminels échapperaient souvent aux enquêteurs en laissant accuser et condamner des personnages de second ordre."

    Sans tomber dans une théorie de la conspiration planétaire,  si j’ai un conseil à transmettre aujourd’hui, c’est le même que Pierre Bayard : «être toujours libre de réinventer un roman à son goût, de s’y investir sans crainte, d’en quereller le sens, et de batailler avec l’auteur, ligne à ligne »





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  • La main peut être meurtrière ou bien salvatrice. Il y a la main du crime et celle de la Justice. Elle peut être lourde ou légère, se crisper ou se tendre. " Il n'aurait fallu qu'un instant de plus pour que la mort vienne ; ta main est venue ; elle a pris la mienne " (Aragon) Elle peut être menaçante ou, main dans la main, fraternelle. Elle peut être un moyen d’expression avec ou sans parole…


    La première forme de peinture réalisée par l'homme, il y a près de 40 000 ans, ce sont des empreintes négatives ou positives de mains. Darwin a écrit que " L'homme n'aurait jamais atteint sa place prépondérante dans le monde sans l'usage de ses mains ". Le philosophe Engels a écrit un essai intitulé Du rôle de la main dans la transformation du singe en homme : la main est synonyme de travail et de dignité. Ne dit-on pas de quelqu’un qui travaille dur : " Il n’est pas manchot " ou bien " Il met la main à la pâte. " Garder les mains dans les poches ", " avoir un poil dans la main " (poil qui ne peut pousser que par manque d'usage) sont des expressions courantes pour désigner un paresseux, un gros fainéant. ". Le travail de la main est souvent considéré comme un travail de qualité : " fait main ", " cousu main ", " ramassé à la main ". C'est aussi un signe d'appartenance à une classe sociale : " mains calleuses " pour ceux qui sont employés à des tâches manuelles, " mains blanches " pour ceux qui ont des professions intellectuelles ou qui n'ont pas besoin de " se salir les mains " à travailler. Et puis l'expression " se salir les mains " signifie également " se compromettre ". Dans le débat philosophique sur la morale, il était reproché aux Kantiens de ne pas avoir de mains. Les mains sont présentes dans les croyances : La main de Fâtima chez les Musulmans, les stigmates de la crucifixion chez les Catholiques, l’apposition des mains pour accomplir les miracles, les lignes de la main… En héraldique, la main fermée signifie le secret et la main ouverte, la confiance.



    Les caresses sont réservées à l’intimité… Poignée de main, baisemain, mais aussi gifle, claque et tape sont au nombre des rares formes de contact physique conventionnellement admises dans nos vies courantes y compris entre individus ne partageant pas une intimité particulière. Dans ce cadre, une main molle et une poigne de fer sont réputés être les marques d'un tempérament particulier. Certains n’hésitent pas à " vous passer la main dans le dos " pour vous amadouer. C'est souvent la main qui sert à arrêter une négociation, à s'engager : " top-là " L'appartenance mutuelle des époux est aussi symbolisée par un anneau qu'ils portent à la main. D'ailleurs, on dit que le père de la promise consent à donner la main de sa fille. Jusqu'au début du XIXe siècle la nudité de la main d'une femme était le signe de sa reddition amoureuse : l'amant avait " tout " lorsque sa belle " ôtait les gants ". La main sert à donner et à recevoir : " La main qui donne est bien plus heureuse que celle qui reçoit " (Actes des apôtres) …

    Dans certaines cultures ou certains pays, on tranche (ou l'on tranchait) la main des voleurs. C'est notamment le cas des états qui appliquent la loi coranique : Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez la main...



    Et puis, dans la littérature, il y a de glorieuses ou sombres histoires de mains coupées… Dans les glorieuses, on peut citer " La main coupée " de Blaise Cendrars. C et ouvrage est une œuvre autobiographique dans laquelle Blaise Cendrars (1887-1961) évoque son expérience de la guerre de 14-18. De nationalité suisse, il s'est alors engagé comme volontaire étranger dans l'armée française et il a perdu sa main droite au combat le 28 septembre 1915. Il obtiendra par la suite la nationalité française. Le roman " La main coupée " est édité chez Gallimard collection Folio. Un épisode de Fantomas est intitulé La Main coupée.



    Deux histoires à une main:

    Aujourd’hui, histoire de passer la main aux histoires sombres, nous avons choisi que Guy de Maupassant vous raconte deux histoires de mains d’hier puisque cela remonte au 19ème siècle… Il s’agit de deux récits à une main. Voici donc… La Main et La main d’écorché.




    LA MAIN, Récit paru dans le Gaulois du 23 décembre 1883 puis dans Les Contes du Jour et de la Nuit en 1885
    ( Avertissement : Lorsque, dans les dialogues, vous trouvez des textes écrits phonétiquement, c’est un Anglais qui parle le français comme une vache espagnole…)



    On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.
    M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.
    Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et demeuraient debout, l'œil fixé sur la bouche rasée du magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim.
    Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence :
    - C'est affreux. Cela touche au "surnaturel". On ne saura jamais rien.
    Le magistrat se tourna vers elle :
    - Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais rien. Quant au mot "surnaturel" que vous venez d'employer, il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté, si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent. Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l'abandonner, d'ailleurs, faute de moyens de l'éclaircir.
    Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une :
    - Oh ! Dites-nous cela.
    M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un juge d'instruction. Il reprit:
    - N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais si, au lieu d'employer le mot "surnaturel" pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot "inexplicable", cela vaudrait beaucoup mieux. En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits :
    J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe qu'entourent partout de hautes montagnes.
    Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches. J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j'avais la tête pleine de ces histoires.
    Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.
    Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.
    Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons politiques ; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On citait même des circonstances particulièrement horribles.
    Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme ; mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.
    Je me contentai donc de le surveiller de près ; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.
    Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolus d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.
    J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta ; mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau mort.
    C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d'outre-Manche. Au bout d'un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois.
    Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise, dans son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.
    Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il aimait beaucoup cette pays, cette rivage.
    Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant :
    - J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
    Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.
    Je dis:
    - Tous ces animaux sont redoutables.
    Il sourit:
    - Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
    Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais content:
    - J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
    Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.
    Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre, brillaient comme du feu.
    Il annonça:
    - C'été une drap japonaise.
    Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l'œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se détachait. Je m'approchai: c'était une main, une main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant bras.
    Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivée, soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.
    Je demandai:
    - Qu'est-ce que cela?
    L'Anglais répondit tranquillement:
    - C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.
    Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient attachés par des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.
    Je dis:
    - Cet homme devait être très fort.
    L'Anglais prononça avec douceur:
    - Aoh yes; mais je été plus fort que lui. J'avé mis cette chaîne pour le tenir.
    Je crus qu'il plaisantait. Je dis:
    - Cette chaîne maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas.
    Sir John Rowell reprit gravement:
    - Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaîne été nécessaire.
    D'un coup d'œil rapide j'interrogeai son visage, me demandant:
    - Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?
    Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les fusils.
    Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la crainte constante d'une attaque.
    Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était accoutumé à sa présence; il était devenu indifférent à tous.
    Une année entière s'écoula. Or, un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.
    Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré, pleurait devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet homme, mais il était innocent.
    On ne put jamais trouver le coupable.
    En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier coup d'œil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la pièce.
    Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.
    L'Anglais était mort étranglé! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable; il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.
    Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges paroles:
    - On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.
    Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, brisée, pendait.
    Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.
    Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit rien. Aucune porta n'avait été forcée, aucune fenêtre, aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.
    Voici, en quelques mots, la déposition du domestique:
    Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.
    Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de démence, il avait frappé avec fureur cette main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.
    Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.
    Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.
    Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.
    Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.
    Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.
    Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais rien de plus.
    Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes. Une d'elles s'écria:
    - Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication! Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s'était passé, selon vous.
    Le magistrat sourit avec sévérité:
    - Oh! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de la main n'était pas mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de vendetta.
    Une des femmes murmura:
    - Non, ça ne doit pas être ainsi.
    Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:
    - Je vous avais bien dit que mon explication ne vous irait pas.






    LA MAIN D'ÉCORCHÉ, texte publié dans L'Almanach lorrain de Pont-à-Mousson de 1875 sous la signature de Joseph Prunier.




    Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R..., avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s'ouvre toute grande et un de mes bons amis d'enfance entre comme un ouragan. "Devinez d'où je viens, s'écria-t-il aussitôt. - Je parie pour Mabille, répond l'un, - non, tu es trop gai, tu viens d'emprunter de l'argent, d'enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. - Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. - Vous n'y êtes point, je viens de P... en Normandie, où j'ai été passer huit jours et d'où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter." A ces mots, il tira de sa poche une main d'écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d'une force extraordinaire, étaient retenus à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. "Figurez-vous, dit mon ami, qu'on vendait l'autre jour les défroques d'un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine. Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d'un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu'il n'avait pas tort, puis pendu au clocher de l'église le curé qui l'avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail d'un monastère de religieuses. - Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. - Eh parbleu, j'en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. - Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d'en faire du bouillon. - Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j'ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : "Qui a tué tuera." - Et qui a bu boira", reprit l'amphitryon. Là-dessus il versa à l'étudiant un grand verre de punch, l'autre l'avala d'un seul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie fut accueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant la main : "Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître", puis on parla d'autre chose et chacun rentra chez soi.
    Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j'entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. "Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. - Très bien, me répondit-il. - Et ta main ? - Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l'ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu'un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j'ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendormi."
    En ce moment, on sonna, c'était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. "Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d'enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé. - Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu'elle a appartenu à un homme fort bien élevé." Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, décrocha sa main et l'attacha à la sonnette pendue dans son alcôve. "Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le "Frère, il faut mourir" des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m'endormant." Au bout d'une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile.
    Je dormis mal la nuit suivante, j'étais agité, nerveux ; plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu'un homme s'était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m'assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c'était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. "Ah monsieur ! s'écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu'on a assassiné." Je m'habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s'agitait, c'était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentait l'événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu'à la chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlait bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n'était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d'un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s'étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d'écorché n'y était plus. Les médecins l'avaient sans doute enlevée pour ne point impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m'informai point de ce qu'elle était devenue.
    Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu'on y lisait :
    "Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d'un jeune homme, M. Pierre B..., étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu'il était fatigué et qu'il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la sonnette de son maître qu'on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, au bout d'un quart d'heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s'offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B... gisait sans mouvement ; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l'agresseur devait être doué d'une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s'étaient presque rejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l'auteur. La justice informe."
    On lisait le lendemain dans le même journal :
    "M. Pierre B..., la victime de l'effroyable attentat que nous racontions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n'est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n'a aucune trace du coupable."
    En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois j'allai le voir tous les jours à l'hospice où nous l'avions placé, mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant qu'il allait plus mal, je le trouvai à l'agonie. Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s'écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : "Prends-la ! prends-la ! Il m'étrangle, au secours, au secours !" Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.
    Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P... en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C'est de ce même village qu'il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R... et où il nous avait présenté sa main d'écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l'on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l'on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j'en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus, et j'entendais au bout de l'allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu'ils nous voulaient. Ils avaient trouvé un cercueil. D'un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, couché sur le dos, qui, de son oeil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j'éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j'eus presque peur. "Tiens ! s'écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main." Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu'il nous présenta. "Dis donc, fit l'autre en riant, on dirait qu'il te regarde et qu'il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main. - Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre.
    Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l'âme de celui dont nous avions ainsi troublé la sépulture.

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