• Suite 2/2: l'approche sur réalités et fictions policières - point de vue.


    Le témoignage des faits reste la preuve indiciale car c’est par ou avec des choses que l’on commet une infraction. Au cours de l’action, le malfaiteur abandonne souvent à son insu des traces sur les lieux de l’infraction ; réciproquement, il y recueille, sur sa personne, ses vêtements, ses armes, son matériel, d’autres indices souvent imperceptibles mais caractéristiques de sa présence ou de son action. Leur diversité permet de les classer selon les deux catégories (déjà évoquées) d’indices indéterminants et déterminants. A cet égard l’ADN est la preuve indiciale la plus déterminante.


    De nos jours, la police et la justice profitent des avancées scientifiques qui repoussent les limites du visible avec des instruments de plus en plus performants en microscopie optique. L’apport des méthodes physico-chimiques a permis d’aller plus loin dans la révélation des empreintes digitales. On utilise maintenant des produits de plus en plus efficaces dont des colles qui peuvent être pulvérisées par exemple sur un véhicule dans une cabine du genre de celle utilisée par les carrossiers pour la peinture. Il se forme sur toutes les surfaces une matière blanche qui peut être photographiée directement sous radiations ultraviolettes ou encore sous laser, après renforcement par un colorant fluorescent (donc dans l’obscurité et non pas sous des projecteurs pour pouvoir filmer un épisode de série policière). Toutes les traces et tâches apparaissent alors sans laisser la moindre portion de surface inexploitée. Diverses poudres et divers produits chimiques sont utilisés en fonction des conditions de découverte et la nature des objets examinés. On peut par exemple faire apparaître des empreintes sur un objet qui a séjourné dans l’eau.

    Pour ceux qui lisent Simenon et connaissent Maigret, ce commissaire épais, lent, casanier, fidèle et si efficace, rappelons qu’il est apparu au public en 1931 aux Editions Fayard qui, pour l’occasion de sa sortie, avait organisé un «bal anthropométrique » qui rassembla le tout Paris des lettres et du spectacle. Simenon n’a pas oublié la police scientifique : Maigret ne manque jamais de faire venir sur les lieux du crime l’Identité judiciaire, c’est-à-dire l’Inspecteur Moers et son équipe, qui prennent photographies, relèvent les empreintes, analysent les cendres de cigarettes et les poussières. Maigret admire le Docteur Paul, le médecin-légiste et adresse systématiquement les armes et les munitions à l'expert Gastine-Renette qui déterminera facilement qu'il s'agit d'un Browning Calibre 6,38 m/m auquel on a mis un silencieux… Maigret hante les combles du Palais de justice où sont installés le laboratoire et le service de l’Identité judiciaire. Bien sûr, on pourrait noter des inexactitudes et quelques entorses à la vraisemblance. Mais qu’importe. Maigret, qu’il se fâche, qu’il hésite, qu’il ait peur ou qu’il tende un piège… pour citer Simenon : « Reste la matière vivante, reste l’homme tout nu ou tout habillé, l’homme de partout ou l’homme de quelque part ».

    L’enquêteur doit aller, sans préjugé, le plus loin possible dans la connaissance de la personnalité du meurtrier, dans ses motivations et dans tout ce qui a un rapport avec son degré de responsabilité. Pour établir la culpabilité, la responsabilité pénale est décortiquée dans chacun des actes de l’assassin, d’abord pour des raisons juridiques. Finalement, ces raisons toutes procédurales rejoignent aussi la curiosité de l’enquêteur. A la fin de l’enquête, le Flic a emmagasiné des questions sur les meurtres commis et sur les personnalités de l’auteur, des complices éventuels et de la victime. Il s’est immergé dans son enquête. Pour en sortir, il a besoin d’aller au fond des choses et pour cela, il dispose des délais de garde à vue et des interrogatoires. Mais le policier, il faut encore le rappeler, n’est pas un magistrat. Ce n’est pas lui qui prononcera la mise en examen, l’incarcération et la condamnation. Par contre le sérieux de son travail et la rigueur de la synthèse qu’il fera seront les éléments précieux pour atteindre la vérité judiciaire.

    Lorsque Fred Vargas fait penser à son commissaire Adamsberg que «la police n’est pas à conseiller à un type qui espère fébrilement en la grâce de l’humanité. »… . C’est sans doute le point de vue de l’auteure mais ce n’est pas le mien. Pour moi, parler d’humanisme pose surtout la question des idéaux humanistes. En tant que flic, non seulement il ne faut jamais abandonner les idéaux mais ils aident dans la vie professionnelle. Il y a d’abord les droits de l’homme mais aussi la devise républicaine : Liberté, égalité, Fraternité. J’ajoute à titre personnel la solidarité.

    Si la littérature offre un miroir, il faut que ce soit un «miroir critique ». Si le rôle de l’écrivain est, selon l’expression d’André Malraux, de «tenter de donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent entre eux », je suis d’accord pour dire qu’il faut aussi que les humains soient conscients de leurs bassesses et de cette part de l’autre, ce mal qu’ils ont en eux.

    Comment littérariser la réalité policière ? M’a demandé un professeur de Lettres qui enseigne à la Faculté d’Aix-en-Provence.

    Gombrowicz, grand écrivain et philosophe polonais, disait : ." Il faut abandonner l’excès de théorie et les attitudes pédantes. Le style est le véhicule pour atteindre, non les théories mais les hommes ". Il poursuivait dans ce sens en affirmant que "de nos jours, le courant de pensée le plus moderne sera celui qui saura redécouvrir l’individu". C’est en d’autre terme que Simenon parlait de Maigret mais les propos se rejoignent (j’y reviens) : Chez Maigret, «reste la matière vivante, reste l’homme tout nu ou tout habillé, l’homme de partout ou l’homme de quelque part ». Ce qui entre dans le champ de la littérature, c’est l’aspect humain de la réalité policière. Et puis, la nouvelle policière est l’un genre complexe à aborder. Ce n’est pas si facile de trouver une victime, un assassin ou voleur, une énigme, un mobile, des indices, sans verser dans le poncif et le cliché. C’est aussi vrai pour le polar. L’exercice devient de plus en plus acrobatique devant la profusion d’ouvrages parus et à paraître. Je ne rentrerai pas dans la querelle d’arrière-garde entre le roman policier, le thriller, le polar et le néo-polar ou roman noir social. Je laisse à Jean-Bernard Pouy ses coups de gueule qui enfoncent le roman policier dans les poubelles de l’Histoire, le thriller dans les chiottes du néo-freudisme et le roman à énigme dans le compost du sudoku. ».

    Les auteurs du néo polar se disent «arpenteurs du réel » tout en écrivant des fictions. Si l’on prétend littérariser la réalité policière, il faut, à notre sens, l’intégrer dans une fiction qui est ce qu’il y a de littéraire dans le roman au sens premier du terme. Il ne s’agit donc pas d’écrire un ouvrage technique ou documentaire. Même si, par formation, on est poussé à coller à la réalité en respectant par exemple des règles de procédure que l’on a appliquées dans la vie professionnelle, il ne s’agit pas de relater simplement des faits comme dans un rapport de police ou une ordonnance de renvoi devant une juridiction. Il faut donner chair aux personnages. Dans mes deux premiers ouvrages, j’ai voulu faire peser sur le récit le poids de la procédure et de sa routine, tout en m’en servant pour relancer l’intrigue. Pour cela, je n'utilise pas des affaires que j’ai eu à connaître. Je préfère inventer les intrigues et les faits. Ensuite les personnages et les lieux peuvent être inspirés du réel et des anecdotes pousser à la réflexion, mais je n’écris pas pour transmettre un savoir greffé sur ma trajectoire de policier. J’écris d’abord comme je lis, c’est-à-dire par plaisir. Alors, ensuite, si ce plaisir est partagé, j’en suis comblé. Selon Claude Roy : « La littérature est parfaitement inutile ; sa seule utilité est qu’elle aide à vivre. » Bien sûr, si elle pousse à la réflexion et éveille des consciences, c’est important si on le fait à la façon de Diogène. Ce serait toutefois prétentieux de revendiquer le statut d’éveilleur des consciences et dérisoire de sombrer dans le certitude et l'autosatisfaction.

    Mon polar « Tamo ! Samo ! » est plutôt un thriller. Il suit le déroulement d’une enquête judiciaire avec un personnage surnommé le Flicorse en un seul mot. Etre flic est plus qu’une profession, cela devient une identité puisqu’on l’est 24 heures sur 24. Mais ce n’est pas la seule identité que l’on porte. On porte aussi son identité d’origine et celle que l’on se construit. Dans ce roman, je me suis servi de l’enquête judiciaire comme moteur de l’intrigue. Dans le prochain "Complices obscurs" qui est en cours d’édition, je fais sortir le Flicorse de la légalité et du confort administratif pour une enquête officieuse qui doit établir l’innocence d’un homme que tout accuse d’un meurtre sans qu’il ne puisse échapper à la procédure judiciaire. Je quitte la légalité pour chercher une autre vérité que celle établie par une enquête officielle. La vérité n’est pas toujours du côté de l’ordre établi. A travers le polar, on dispose d’une liberté totale d’écriture. C’est une offre que l’on ne peut refuser après avoir vécu dans des carcans administratifs et juridiques.

    On écrit aussi pour être lu. Sartre l’a dit et c’est une évidence. Le polar est de la littérature ou de la para littérature. A chacun d’en juger. Pour moi, la question ne se pose pas vraiment. C’est de la Noire. Il faut suivre l’avis de Paco Ignacio Taïbo II et maintenir la tension du noir dont l’intrigue est le noyau dur. On essaie avec modestie de le faire. L’écriture, c’est aussi beaucoup de travail de corrections dans un souci esthétique. Lorsque l’on parle d’esthétique, on aborde le langage avec toutes les figures de rhétorique. Le polar prend en compte l’oralité qui est une forme de littérature avec son esthétisme. Combien de fois, assis dans un café de quartier et écoutant des conteurs de comptoir, je me suis surpris à penser : Tiens un euphémisme, tiens une métaphore, tiens une ellipse ou un oxymore. Je me souviens de quelques perles : « Marcel, c’est un con intelligent » ou bien ce docker qui mettait un temps fou à relater un accident sur le port autonome, multipliant les digressions savoureuses et qui, pressé par son auditoire, a écourté subitement son histoire en disant «le lendemain : La quête ! ». Par ellipse il suggère la fin : un container, qui balançait longuement, était tombé sur un autre docker et l'avait tué sur le coup… donc le lendemain une quête avait été effectuée au profit de la famille. En Corse, un personnage populaire de la culture orale porte un surnom qui est un oxymore « Grosso minutu » (gros-maigre). Enfant chétif, il était devenu un adulte grassouillet. Les figures de rhétorique sont dans la rue et dans l’oralité autant que dans la l’écriture, avec la spontanéité en plus. Je n’ai pas honte de dire que j’écoute du slam et du rap. On y entend parfois en quelques minutes ce que l’on ne trouve pas dans un pavé littéraire de 800 pages.

    Le polar permet de puiser dans la culture orale. Bien sûr, écrire en langue corse un roman relève du militantisme et des auteurs s’y sont essayés pour revenir à la langue française. Certains persistent avec succès mais ils sont rares. Ce n’est donc pas d’actualité. Toutefois, si vous prenez l’auteur irlandais Joyce, il n’écrit pas en gaélique. Comme me l’avez fait remarquer Joël Jégouzo (site Noir comme polar ) «il sait faire chanter sa langue natale dans la langue des Britanniques, pliant au passage les règles du roman moderne au grain hérité du plus profond de son histoire. Cette jouissance séminale de la parole à la suture du parlé et de l’écrit, c’est dans son roman qu’il va donc la faire passer, abusant de phonétique, jouant du surgissement du son dans le mot… » Le polar permet cette suture de la parole entre le parlé et l’écrit. Jean-Toussaint Desanti, éminent philosophe corse disait : « Jamais je n'ai écrit en langue corse une ligne de philosophie. Mais là n'est pas l'essentiel. Je crois avoir pratiqué la forme de philosophie qu'exigeait mon origine. Dans ce champ aussi j'ai, autant que je l'ai pu, pourchassé l'indétermination, fait violence à la culture, effacé la mer, celle qui sépare et engloutit ». Je pense aussi à Aimé Césaire qui vient de nous quitter et qui disait : « J'ai plié la langue française à mon vouloir-dire ».

    Sur la réalité policière, un ouvrage:

    Le crime transparent ou l’histoire de la preuve judiciaire, livre du Professeur Nossintchouk aux éditions Oliver Orban .

    Cet ouvrage mêle judicieusement littérature, histoire et science. L’aspect « Police technique et scientifique » y tient une grande place avec de multiples informations. Les grands thèmes comme le sang, les empreintes digitales, la génétique entr’autres, sont repris à travers des chapitres aux titres évocateurs : « Les voies du sang », « Sueurs froides, « Crime et génétique ». L’auteur ne s’en tient pas aux acquis mais fait l’historique des recherches avec leurs balbutiements avant qu’une découverte soit considérée comme irréfutable. Cette marche dans le temps s’égrène d’anecdotes et de personnages comme ce médecin de la cour de Jacques Ier, le docteur William Harvey qui imagina en 1615 que le cœur pouvait fonctionner comme une pompe assurant la circulation du sang. Ce livre est aussi une intéressante analyse du tryptique Justice-Science et preuve avec , pour corollaire, l’évolution des méthodes de police judiciaire. Le professeur Nossintchouk relève que, jusqu’au 19ème siècle, le seul moyen de preuve est l’aveu, l’aveu qui était obtenu par tous les moyens, y compris la torture légale même contre la vérité. C’est dans ce 19ème siècle que, en même temps qu’apparaissent les progrès techniques et scientifique, naît toute une littérature policière qui, d’Edgar Poe, en passant par Gaboriau jusqu’à Conan Doyle fait de l’enquêteur un être observateur et perspicace capable de reconstituer le fait criminel, de démasquer le coupable en s’appuyant sur l’analyse d’indices matériels… Depuis lors, la démonstration du fait criminel est en train de trouver un équilibre grâce aux moyens de preuve que fournissent les sciences appliquées. Toutefois, espérons ne pas en arriver à ce que ces moyens, par leur efficacité systématique, ne nous fassent pas basculer dans un monde inquiétant, un monde façon Adlous Huxley, dans lequel l’homme n’aurait même plus la liberté de reconnaître qu’il est coupable, puisque cela deviendrait inutile.



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  • La violence ? Moralistes, qu’en pensez-vous ?


    La violence est la " trame des drames " ( Oui ! J’aime bien la redondance avec l’âme ) que l’on trouve dans le polar et le roman noir. Lorsque l’on pousse la réflexion sur la violence d’un point de vue moral, les approches des auteurs sont le plus souvent absentes. En ces temps de paranoïa collective et de terrorisme international où, dans nos sociétés dites civilisées, des politiques exploitent le sentiment d’insécurité pour justifier des lois plus répressives et des guerres, peut-on s’autoriser toutes les violences au nom de la morale ? Avec la violence, se pose donc la question de la morale , c’est-à-dire de son pouvoir par rapport à la réalité et à la condition humaine.

    La violence désigne un certain état des relations humaines, tel que la morale ne voudrait pas qu’il soit. Sous ses diverses formes, dans ses manifestations individuelles et dans ses manifestations collectives, la violence semble la réalité de la condition humaine et des rapports humains ; elle est dans l’oppression, la méchanceté, la brutalité, l’agression ; elle existe dans les rivalités, les oppositions dont la guerre, sous ses diverses formes, est l’exemple le plus frappant. En opposition à ce monde réel ( mis en fiction par le roman noir), il y a le monde moral défini par le respect mutuel des individus, le respect de la dignité humaine, la coopération, le travail collectif, la promotion vers une humanité meilleure. Le moraliste est par définition partisan de la réalisation de ce monde moral qu’il voudrait substituer au monde réel de la violence. A partir de cette opposition, quelle doit être son attitude. Doit-il condamner la violence en plaidant pour le monde moral ? Doit-il désespérer de supprimer la violence ? Ne doit-il plus rechercher au niveau de l’idéal mais plutôt descendre dans le réel pour supprimer les conditions qui font que les rapports entre les hommes passent par la violence ?

    Les morales antiques sont des morales individuelles dans lesquelles le sage exclut la violence de son salut personnel, en se proposant la tranquillité, la " vie cachée ". Le sceptique refuse de s’engager, prêche la tolérance, réprouve la violence sans vraiment se préoccuper de la supprimer. Cette position fait de la morale un système de valeurs inapplicables. Elle construit des idéaux, produits d’une réflexion de qualité inspirée par un " sens élevé de la dignité de la personne humaine " et aspire à une humanité idéale mais coupée des passions, des intérêts qui sont des facteurs de la violence. Peguy disait des moralistes idéalistes: " Les Kantiens ont les mains propres mais ils n’ont pas de main ". Donc, le danger qui guette toute théorie morale consiste justement à développer une théorie pure de la conduite humaine sans considération de la réalité, sans poser le problème de l’existence du " mal " dans les rapports entre les hommes. Dans ces conditions , la morale apparaît inefficace, un peu comme un certain pacifisme qui n’a aucune chance de faire cesser les guerres.

    Alors, peut-on intégrer la violence dans un système moral, du moment qu’une morale séparée de la violence apparaît insuffisante ? A l’intérieur d’un groupe social, considéré comme un système fermé sur lui-même ( Morale close de Bergson ), le moraliste dans la personne du Juge répond aux crimes et aux violences par des sanctions qui peuvent être elles-mêmes violentes. C’est ce que l’on peut appeler " l’institutionnalisation " d’une lutte violente contre la violence ; ici, la violence est un mal dont la société doit se débarrasser même si elle est obligée de se servir de moyens violents pour y arriver. Il y a donc une attitude morale et légale qui ne s’interdit pas la violence, dès que l’ordre public et l’harmonie de la cité sont troublés par des forfaits criminels violents.

    Mais si l’on passe de l’acte criminel individuel d’une rébellion violente contre l’ordre légal à la violence insurrectionnelle d’une partie de la société contre la moralité des hommes " constitués en dignité et en puissance ", on aboutit à une autre forme de morale dans laquelle la " terreur " est le commencement nécessaire vers la promotion d’un nouvel ordre des choses, vers une nouvelle organisation de la société où l’égalitarisme remplacera les " abus de l’Ancien régime ". Ici c’est la violence et son organisation méthodique qui deviennent le commencement de la morale : on vise, après la terreur, un " nouvel ordre des choses ", où les maux et les violences anciennes seront supprimés. C’est la morale qui prend sa forme la plus nette avec la Révolution française et qui devait devenir le modèle de toutes les morales révolutionnaires à venir.

    Certains théoriciens, et en particulier Clausewitz, disent que la guerre, malgré son caractère de violence est la " continuation de la politique par d’autres moyens ". La violence, même dans ses formes les plus extrêmes (comme la guerre et l’usage de la torture), devient le moyen d’application d’une politique, c’est-à-dire d’une morale. Si on entend par morale, préservation des intérêts d’un pays et aussi réactions aux violences de l’adversaire ( casus belli), on peut parler de justification de la violence. En effet, si les intérêts d’un pays engendrent des droits et des devoirs qui font apparaître ce qu’on appelle une idéologie dans le langage moderne et si cette idéologie doit être appliquée et réalisée, il est évident que le recours à la violence se trouve être , dans ce cas, un moyen cruel mais nécessaire. Il y a l’application d’une idéologie par la diplomatie ou par la propagande, et il y a l’application d’une idéologie par la violence. On va mettre au point une réglementation internationale de la Guerre. Cela confirme que la violence guerrière , à l’intérieur des lois de la guerre, est justifiée par la morale, par l’idéologie, par l’existence de valeurs nationales qu’il est nécessaire de sauvegarder ; ici, le " moraliste " , qui s’élevait contre l’emploi de la violence au nom d’une idéologie pacifiste internationaliste ou humaniste, n’a aucune chance d’être entendu et risque même d’être accusé et réprouvé au nom des idéologies patriotiques nationales.

    On voit donc qu’il y a, pour le moraliste, deux tentations ; la première est la construction de la norme sans communication avec la réalité ; la seconde est de pénétrer dans la réalité et dans la politique en approuvant la violence comme un mal nécessaire pour la réalisation d’un bien ou comme la seule arme efficace pour rétablir l’équilibre détruit par le mal et par la violence ; cette seconde tentation est aussi dangereuse que la première, car elle risque de mener rapidement à une apologie de la violence. Cette apologie apparaît morale au niveau de la politique et d’une légalité étatique, puisque, dans un monde où règne la violence, se couper d’elle, c’est l’accroître tandis que essayer de la légaliser pourrait éventuellement mener à la promotion de la paix, si il n’est pas utopique de dire que l’on fait la guerre pour faire la paix . La violence légalisée n’a généralement pas pour effet une diminution mais plutôt une augmentation de la violence et un accroissement des rivalités et des tensions. Le moraliste qui s’efforce de justifier la violence est bien un réaliste mais ce réalisme est sur la pente de l’immoralité. Même dans la réglementation de la violence, il y a une tentation d’accroissement de la violence. Selon la formule de Pascal : " Ne pouvant fortifier la justice, on justifie la force " ( Les Pensées) et Corneille ajoute : " A force d’être juste, on est souvent coupable " ( Pompée ).

    On est donc amené à constater la dualité de la morale et la difficulté ( l’aporie) sur laquelle cette dualité débouche : ou bien une morale de promotion individuelle vers un idéal, une sagesse " au dessus de la mêlée " ; ou bien une morale qui se veut réaliste, qui l’est mais qui se perd rapidement en tant que morale. Comment résoudre cette difficulté?

    Au niveau politique, la tache du moraliste ne doit donc être ni de formuler un bien sans s’interroger sur les conditions de réalisation générale, ni de rester réaliste si cela veut dire considérer la violence comme une donnée inévitable. Sa démarche devrait être de se préoccuper d’abord du mal et de la violence, de se demander comment et pourquoi ils apparaissent et sont l’un des traits essentiels de la réalité humaine. Au lieu de faire une théorie de la vertu, le moraliste doit commencer par faire une explication du vice, arriver en quelque sorte à une science du mal. Cette science est possible, elle va se subdiviser en science de la violence individuelle ( criminologie) , en science de la violence sociale ( prise de conscience des conflits d’intérêts dans la société), et enfin en science de la violence internationale (explication économique des conflits d’intérêts provoquant l’affrontement des belligérants). Il devrait en ressortir que la violence n’est peut-être pas une donnée essentielle de la condition humaine, donc immuable, mais la suite et la conséquence de données essentielles qu’on pourra par conséquent essayer de limiter et, dans la mesure du possible, éviter.

    La violence n’est donc pas le domaine d’où la morale doit s’écarter mais celui où elle doit pénétrer ; si elle le fait, elle peut s’apercevoir que la violence a des causes, ce qui veut dire qu’elle n’est pas forcément une donnée essentielle, première, de la condition humaine. Contrairement à la violence dans le monde animal (La violence y fait partie du jeu biologique des rapports entre les espèces ), quand le problème est chez l’Homme, au moins le moraliste peut montrer que la violence est insensée, peut désigner les causes qui sont à l’origine de son apparition et peut donc la supprimer. L’instinct de violence lié à une agressivité hormonale n’est pas le plus important, car la violence la plus significative , c’est la violence historique où les Hommes deviennent victimes d’une non - maîtrise des conditions de leur existence. Or comme l’histoire montre que l’Homme peut acquérir cette maîtrise, il n’est pas totalement utopique d’affirmer qu’il pourrait arriver, par la connaissance des causes, à une suppression relative de la violence….

    Qu’en pensez-vous ?

    Notre propos n’est pas de vous donner un plan de dissertation philosophique sur la violence et de nous poser en donneur de leçon, mais, simplement et modestement, de susciter votre propre réflexion en vous donnant l’occasion de repenser un sujet malheureusement toujours et plus que jamais d’actualité. Le Victor Hugo des Misérables écrivait : " L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité…. " Est-ce que nous n’avons que le choix du noir ?

    " Le roman noir, c’est le roman de la vigilance ! De la résistance ! De la transgression! " Ses auteurs sont les témoins du chaos et de cette réalité : la violence. Ils la montrent sous ses formes les plus insidieuses, les plus perverses, les plus cyniques… Ils peignent les mœurs, c’est-à-dire les caractères, les passions, l’homme, les coutumes, les usages d’un groupe… Ils ne vous proposent aucune morale théorique. Comme André Gide, ils pensent que , avec de bons sentiments, on fait de la mauvaise littérature. Dans le Noir, à chacun de trouver des raisons d’espérer ou de désespérer.


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  • Menus cellulaires pour romans sur le pouce :

    Des livres écrits sur les téléphones cellulaires ...Une plaisanterie ? Erreur. Ils sont devenus populaires au Japon. L’auteur n’écrit plus avec une plume mais avec son pouce. Vous avez le choix des étiquettes : message des textes, téléphone de cellules, roman, texte, pouce, écriture, auteur…  Un jour viendra où il n’y aura plus qu’un coup de pouce à donner. Aragon était-il visionnaire en écrivant cela ?



    Article dans le New York Times :

    Thumbs Race as Japan’s Best Sellers Go Cellular


    Des romans japonais écrits avec le pouce et destinés aux téléphones cellulaires. En 2007, 5 des 10 livres les plus vendus dans l'Empire du Soleil Levant étaient des romans pour téléphones mobiles. On vous donne un synopsis à vous d’en faire un best-seller cellulaire. "Aimez le ciel," le premier roman d’ une jeune femme appelée Mika, a été lu par 20 millions de personnes sur des cellulophones ou sur des ordinateurs. Un autre comportant sexe, viol, grossesse et une maladie mortelle - a capturé de la jeune génération. Publié sous la forme de livre, c'est devenu l'année dernière le roman de plus vendu avant d’être transformé en un film.

    Sur ces dix dernières années, cinq romans les plus vendus étaient à l'origine des romans de cellulophone, la plupart du temps des histoires d'amour écrites avec une écriture sans référence avec les romans traditionnels. Ces romans ont des caractéristiques précises : phrases courtes, caractéristiques du SMS, personnages peu développés, descriptions rares, prédominance des dialogues. La plupart des romans est écrite par des femmes à la première personne comme des journaux intimes, et parlent d'affaire de cœur... C’est la nouvelle littérature populaire? Cette cyber-littérature présente—telle une menace pour les livres imprimés, comme les blogs menaceraient l’avenir des journaux ? Au Japon, le risque existerait car la popularité des romans de mobilophone est en constante progression.

    Toutefois, que les lettrés se rassurent : Il paraît que "Depuis qu'une des auteurs est passé sur un ordinateur pour écrire son nouveau roman, son vocabulaire est devenu plus riche et ses phrases plus longues."

    Au Japon, pays qui a donné au monde son premier roman - "le conte de Genji", l'accessibilité des cellulophones a coïncidé avec une génération de Japonais pour qui les cellulophones, plus que des PC, avaient été une partie intégrale de leurs vies depuis le lycée. Ainsi ils ont lu les romans sur leurs cellulophones, même si les mêmes emplacements de Web étaient également accessibles par ordinateur. Ils ont poinçonné hors des messages des textes avec leurs pouces avec la vitesse sans visibilité, et ont employé des expressions et des émoticônes, comme les smilies et les notes musicales. Ils ont eu le désir d'écrire et le cellulophone s'est avéré justement être là. Chiaki Ishihara, un expert en matière de littérature japonaise à l'université de Waseda, qui a étudié des romans de cellulophone, leur a accordé de donner le désir d’écrire." Des romanciers de cellulophone n'avaient jamais écrit de la fiction auparavant, et plusieurs de leurs lecteurs n'avaient jamais lu des romans, selon des éditeurs.

    Deux avis :

    James Bridle vient de terminer la lecture de son premier roman sur mobile et, enthousiaste, il va désormais lire plus de livres de cette manière.
    Voir article à l’adresse :  Going mobile

    Mike Elgan pour ComputerWorld s'interroge : Est-ce que les téléphones mobiles sauveront les livres ? Après avoir souligné la difficulté à reproduire le modèle japonais aux Etats-Unis, il fustige le déclin de la lecture causé selon lui par la même chose qui cause le déclin de la télévision : le fait de ne pas devenir suffisamment participatif !
    Voir article à l’adresse : Will cell phones save books?


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    Les bons polars de l'été (qu'on se le dise) par Okuba Kentaro

    Notre ami Denis Blémont-Cerli, Vox clamanti in deserto, a beau s’époumoner dans des diatribes rageuses que le monde entier nous envie, les ravages de la haute température se font désormais sentir dans les rangs. A l’heure où le site de Corsicapolar propose, de manière si alléchante, quarante-et-une secondes de sieste, le devoir nous appelle. Foin de cette propagande insidieuse, et des relents racistes, forcément racistes, qu’elle véhicule par l’eau claire de sa fontaine, il est temps d’attirer l’attention des actifs (et il y en a, scrongneugneu) sur les mérites de l’édition insulaire.

    Y a des gens qui bossent ici, de vrais vendangeurs du crime. L’année 2009 s’annonce d’ores et déjà comme un très bon cru, et parmi les bons textes de l’été, je propose cet échantillon établi selon l’ordre alphabétique. Je précise tout de suite qu’il est partial, les livres présentés ici m’ayant été offerts par les auteurs ou les éditeurs.

     

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    Complices obscurs. Jean-Paul Ceccaldi a changé de maison d’édition. Mieux, il a créé sa propre maison, les éditions Ancre Latine, histoire d’avoir les coudées franches. Le résultat, un volume à la couverture en camaïeu de bleu marine, intrigant et élégant. A l’intérieur, on retrouve tout de suite la patte de Ceccaldi, ce mélange unique de violence, d’introspection et de culture. Même si l’action se déroule en grande partie à Marseille, le lien avec l’île est permanent. Mathieu Difrade, le célèbre flicorse, se retrouve en effet contraint, par les liens de l’amitié, de rendre service à un autre insulaire qu’il ne respecte pas forcément. Jacques Santi, mercenaire en fin de parcours, soupçonné de meurtre sur l’un de ses anciens camarades, n’a défendu aucune des valeurs d’amour et d’entraide qui fondent la personnalité profonde de Difrade. En Afrique, Santi a commis le mal absolu, massacrant des innocents, tuant des civils, se perdant dans les délires d’après-bataille. Il porte cette part d’ombre, son cœur de ténèbres pour reprendre l’expression de Conrad, comme une croix immense, une sorte de catenaciù interminable. Il n’y a peut-être rien à sauver en lui, sinon ce désir de rachat. Avec en fil rouge, les poèmes douloureux et criés de Louis Brauquier, grand poète marseillais, Difrade descend aux enfers, lentement, à peine certain de trouver la lumière, alors que le soleil, rouge et gigantesque, arde la cité phocéenne, tel un démon torturant une âme maudite. Vous avez dit, culpabilité ?

    …/…


    Le retour de Don Giovanni. Edité désormais chez Mélis, la maison d’édition niçoise qui publie notamment l’excellent Paul Carta, Jean-Pierre Orsi déboule ici avec la force d’un sanglier solitaire et la puissance de feu d’un porte-avions. Don Giovanni, que l’auteur compare malicieusement à Don Camillo, a tout pour constituer un personnage haut en couleurs. Gauchiste, gueulard, coucheur, vivant quoi, et fier de se présenter en homme complet devant ses concitoyens, péteux et médisants. On l’accuse de la mort de son cousin, car ce dernier a prononcé son nom avant de mourir, tué par deux coups de fusil de chasse dans le maquis. Si les gendarmes enquêtent de manière plus ou moins impartiale, Don Giovanni préfère agir par lui-même. En recherchant le coupable, il ouvre une porte condamnée depuis des décennies, celle de sa propre mémoire. La grande force du roman est dans ce basculement du polar dans le noir de la conscience coupable et des sordides secrets de famille. Le retour est ici plus historique que géographique. N’ouvrez jamais les placards de la généalogie, car les squelettes que vous découvrirez sont les vôtres et ils ont été tués par les vôtres également. Un excellent roman, noir à souhait, la lecture idéale de ceux qui ne veulent pas rester griller sur la plage.

    …/…

     C’est tout. Il fallait crier et j’ai crié. Bon, c’est pas tout ça, maintenant je vais me coucher. Sans blague.

    Cosu Nostru, Jean-Pierre Arrio, Albiana Nera, Ajaccio, 132 p, 9 €

    Complices obscurs, Jean-Paul Ceccaldi, Editions Ancre latine, Coti-Chiavari, 201 p., 14 €

    Palermu, Alain De Rocco et Petr’Anto Scolca, Albiana Nera, Ajaccio, 245 p, 9 €

    Les rochers rouges, Archange Morelli, Albiana Nera, Ajaccio, 209 p, 9 €

    Le retour de Don Giovanni, Jean-Pierre Orsi, Editions Mélis, Nice, 221 p., 16 €

    Le dernier tueur de l’organisation, André Mastor, Albiana Nera, Ajaccio, 310 p, 9 €

     


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  • Approche du polar régional et du polar corse.






    C’est Manuel Vasquez Montalban (mort à Bangkok en 2003) qui, avec sa ville Barcelone, en a ouvert la voie dans les années 1970. Il est l’inventeur de Pépé Carvalho, personnage représentatif de la capitale catalane espagnole. Il a déclenché l’apparition d’une vague d’auteurs revendiquant leur identité, leur culture, leur ville, leur pays d’origine… En premier lieu en France et en Italie.



    En Italie, Andrea Camilleri ( 82 ans ) va même appeler son héros récurrent " Montalbano " en hommage à l’auteur catalan et en France, Jean-Claude Izzo ( décédé le 26 janvier 2000 à Marseille) va s’inspirer de Pépé Carvalho pour inventer Fabio Montale (Montale comme Montalban). Depuis lors d’autres auteurs ont émergé en Europe comme Petros Markaris en Grèce mais aussi, autour de la Méditerranée jusqu’au Maghreb comme l’Algérien Yasmina Khadra en Algérie, le Marocain Driss Chraïbi ( décédé en avril 2007 en France, à Crest dans la Drôme).

    Andréa Camilleri est l'auteur le plus lu en Italie. Son héros le commissaire Montalbano est un sicilien acharné à faire toute la lumière au bout de ses enquêtes. Son auteur n’a jamais caché que, depuis son enfance, il vouait un culte particulier au Commissaire Jules Maigret. Il a lu Simenon alors qu’il signait encore sous le nom de Georges Sim et qu’il était publié par un bimensuel italien, découvrant une série complète des Maigret éditée par Mondadori, éditeur italien, le flic de Simenon est devenu un modèle pour lui. Montalbano est devenu le modèle pour des auteurs insulaires comme Camilleri.

    Le polar s’est alors glissé dans les littératures régionales que Mlle Elodie Charbonnier, docteur es Lettres modernes, a défini dans un mémoire de thèse dont nous avons relevé des extraits:

    Si la littérature se décline en plusieurs genres reconnus, la "littérature régionale " n’en fait pas partie. Pourtant, il s’agit bien d’une forme littéraire particulière se distinguant du roman ou de la nouvelle généraliste. Présente au cœur de nos terres, cette littérature porte en elle une culture et retranscrit l’âme de sa région. Certes, notre étude ne portera pas sur les langues régionales mais il est indéniable que cette littérature contient des particularismes linguistiques propres au régionalisme. Ainsi, les nombreuses expressions linguistiques régionales ne sont guère employées dans la littérature dite "généraliste ". De fait, il ne faut pas ignorer les spécificités propres à chacune de ces régions pour les englober dans une unicité nationale.

    La littérature corse résulte des pratiques ancestrales d’une littérature orale. Ayant subi des transformations constantes par l’alphabétisation et l’apparition de supports écrits ou audiovisuels, elle conserve encore aujourd’hui les traces de son histoire. Ainsi, certaines pratiques des littératures orales se sont donc transformées en littératures écrites ou même chantées. Evidemment, toutes les régions françaises ne revendiquent pas autant les questions identitaires que la Corse, l’Alsace ou bien la Bretagne. Néanmoins, toutes les régions possèdent une identité, une histoire et des particularismes propres parfaitement représentés par la littérature régionale.

    Garante de la conservation et de la protection d’un patrimoine culturel, la "littérature régionale " devrait être au cœur de certaines préoccupations. En effet, à l’heure de la mondialisation, nombreuses sont les entreprises réalisées pour préserver les régions d’une unicité nationale ôtant toutes les spécificités locales. Ainsi, la démarche de reconnaissance d’une littérature régionale en tant que telle s’inscrit dans le contexte actuel de conservation de l’identité des minorités culturelles.

    Souvent jugée péjorativement et réduite au simple folklore local, la "littérature régionale " est pourtant un genre abondant qui concerne de nombreux acteurs du livre. Il répond ainsi à une demande d’un public soucieux de se rapprocher de sa région, de sa culture.

    " C’est au moment fort d’une prise de conscience que la littérature régionale émerge de par la volonté d’un groupe qui la voit comme un bien collectif important à revendiquer et à développer ". La littérature régionale, liée au développement et à la survie du groupe qu’elle représente, "vivra plus ou moins dans la mesure où elle accompagnera ce groupe dans son cheminement historique".

    " Je considère comme littérature régionale tout ouvrage littéraire de langue française affichant un rapport à sa région et édité dans celle-ci. Le choix des auteurs régionaux est le premier critère de sélection des ouvrages. Selon moi, l’auteur ne doit pas nécessairement être issu de la région dont il s’inspire, ni forcément y écrire, pour l’utiliser à des fins littéraires. Dans l’objet de ma problématique, il semble moins intéressant de considérer comme écrivain régional l’auteur qui possède ses racines en région, qui y écrit et y est édité mais qui n’y s’y réfère jamais. Différentes thématiques permettent de situer les ouvrages littéraires régionaux. Utiliser la région comme lieu d’action romanesque est une première possibilité ; ainsi, elle apparaît comme un repère géographique et culturel pour l’auteur mais aussi pour le lecteur. L’intervention d’un folklore régional incluant contes et légendes populaires est un autre moyen de "régionaliser " son ouvrage tout comme l’utilisation de la mémoire collective ; par cette dernière, j’entends parler des ouvrages littéraires liés à une histoire locale touchant des événements comme la Résistance en Alsace au cours de la seconde Guerre Mondiale ou le Débarquement en Normandie ", conclue Mlle Elodie Charbonnier.


    Le polar corse :

    Mantalban, Camilleri et Izzo ont ouvert la voie du succès au polar régional. Le Sicilien Andréa Camilleri a forcément une influence particulière sur des auteurs corses de polars, par l’insularité partagée sur des îles aux histoires parallèles.

    Le roman est un genre qui a eu du mal à s’enraciner en Corse ou la culture est de tradition orale, donc plus tournée vers la poésie et le théâtre. La littérature orale corse n'a jamais été fermée sur elle-même et visait à intéresser toutes les classes de la société. Les œuvres circulaient sur l’île, véhiculées par les bergers transhumants, les marchands ambulants, les colporteurs et de simples voyageurs. Elles s'exportaient parfois au-dehors, notamment vers les îles voisines comme la Sardaigne qui est la plus proche.

    La diffusion de la littérature orale n'a pas de frontières matérielles et morales. Les créations littéraires insulaires ont subi des influences extérieures et, en particulier, venues d’Italie géographiquement proche. La littérature orale insulaire s’est donc formée à partir des mélanges de plusieurs littératures populaires et étrangères.

    L'influence des diverses idéologies et des divers phénomènes culturels du bassin méditerranéen est indéniablement ressentie au travers de la littérature populaire corse. Le polar est une littérature populaire qui fait la suture entre le parlé et l’écrit. Imagine ! me disait Joël Jegouzo (du site Noir comme polar). Savoir, comme dans un chjam’é rispondi, syncoper son présent, le plier aux contraintes de l’histoire tout en exposant cette dernière à la (petite) frappe de l’actualité. Faire entrer dans l’insolite d’une voix individuelle une réponse sociétale. Pas étonnant, en outre, que le polar y tienne une place de choix, pour toutes les raisons déjà données à son sujet dans ce numéro et pour cette autre qu’il porte, mieux qu’aucun autre genre, lui-même trace de la structure Chjam’è rispondi : et la contrainte des règles du genre et la liberté sans laquelle le chant ne serait qu’une rengaine exténuée.

    Le polar corse existe… Les thèmes imaginaires ou réels inspirent les auteurs corses dans une île noire et rouge sur fond de bleu marin et azuréen. On peut en dresser un inventaire en vrac et non exhaustif : la politique, les autonomistes, les barbouzes, les révoltes, la musique et les chants, l’écologie, la désertification, la pauvreté, le chômage, le huis clos, les mythes, les légendes, le banditisme… mais aussi les particularités : l’omerta, l’honneur, le clanisme, la cursita (ce mal du pays qui rend l’exil, douloureux, cette nostalgie hors de l’île bien particulière apparentée à la " saudade " brésilienne et portugaise. En Corse, le tragique côtoie l’humour… L’humour y plusieurs formes ; le taroccu fait de malice et de mélancolie… la macagna plus caustique et l’autodérision. Il y a surtout la volonté d’être corse : un corps, plutôt qu’un corpus à ressasser. Et donc la nécessité de rompre avec une représentation véhiculée par le vieux continent d’une terre mystifiée — et par mystification, entendons toutes les dérives intra et extra muros que la Corse a connues ou subies.

    Dans une anthologie présentée par Roger Martin, on peut lire au sujet du genre policier comme étant universel : " Cette universalité –société, police, crime, nature humaine – permet d’avancer que le genre policier, qu’il soit français, anglais, espagnol, russe ou japonais, s’abreuve à des sources communes, auxquelles bien entendu, il convient d’ajouter celles propre au génie et à l’histoire de chaque peuple "

    En France, alors que le polar devenait un genre littéraire répandu chez les lecteurs, les auteurs et les éditeurs, il restait cantonné dans la capitale ou bien à l’étranger car les éditeurs choisissaient de traduire les grands auteurs anglo-saxons. Dans ce contexte jacobin, un Corse, José Giovanni va devenir un auteur et un cinéaste célèbre. Ancien taulard, il va exceller dans le genre après un premier succès littéraire « Le trou » adapté par la suite au cinéma. Il deviendra un cinéaste et un romancier célèbre. Giovanni a écrit sans référence avec ses origines insulaires. Pourtant la Corse est une terre de romans noirs et de polars. En 2006, un hebdomadaire publiait un article "Terreur sur Ajaccio " sous-titre " Le gang qui fait trembler la Corse ". La première phrase est " Ils sont tous des enfants du cru et forment le noyau dur de la bande du Petit bar. Des tueurs sanguinaires… " N’y a-t-il pas là le titre et le début d’un polar bien noir avec des héros hard boiled ? On y trouve même des idées de dialogue : " Hep, salut ! Je t’aurais bien offert un café… - Vaut mieux pas s’attarder aux terrasses de bistrot en ce moment, c’est trop risqué !... " La suite de l’article qui relate la réalité d’une série d’assassinats qui serait la suite d’une lutte sanglante entre bandes rivales venant déranger les vieux truands jusque dans leur " semi -retraite " ( Le point , du 19 octobre 2006 ).

    Des auteurs de nouvelles, précurseurs du polar et du roman noir, s’étaient inspirés de la " légende noire de la criminalité insulaire ". Librio a publié un recueil où l’on retrouve Mérimée, Balzac, Flaubert, Saint Hilaire, Gaston Leroux et deux Corses : Pierre Bonardi et Jacques Mondoloni, connu dans la Science-fiction. Depuis quelques années, on a vu émerger le polar régional. Alors que Marseille et la Corse ont alimenté l’imaginaire de bon nombre d’auteurs et de cinéastes, il faudra donc attendre 1995 et Jean-Claude Izzo pour consacrer le polar marseillais en le faisant connaître à Paris.



    A la même époque, en Corse, un Editeur ajaccien avait créé une "collection Misteri " qui a fait découvrir, entre autres, Philippe Carrese et François Thomazeau. Tous les deux font partie aujourd’hui des auteurs de polars connus. " Les trois jours d’engatse " de Philippe Carrese a été d’abord édité dans la collection " Mistéri " en 1994 (un an avant Total Kéops qui a fait émerger le polar marseillais ), puis réédité au " Fleuve noir " en 1995. François Thomazeau est l’auteur de plusieurs polars édités dans la collection Misteri et a créé, avec deux autres auteurs, " L’écailler du Sud ", éditeur marseillais qui obtient un réel succès. Les premiers polars de Thomazeau dans la collection Misteri ont été réédités par Librio. L’éditeur ajaccien Méditorial a fait connaître aussi des auteurs corses comme Ange Morelli, Elisabeth Milleliri et Marie-Hélène Cotoni.

    Le pionnier de la Noire made in Corsica est donc Paul-André Bungelmi avec sa maison d’édition Méditorial et la Collection Misteri. Il a découvert et édité d’excellents polars commis par des auteur(e)s ayant pour la plupart fait leur chemin. A l’époque, j’ai lu des ouvrages « Misteri »:
    - Comme un chien dans la vigne et caveau de famille, écrits par Elisabeth Milleliri
    - La moisson ardente et raison d’état, écrits par Archange Morelli
    - Trois jours d’engatze, écrit par Philippe Carrese
    - La faute à Déguin et Qui a tué monsieur cul, écrits par Philippe Thomazeau.

    « A l’époque (1992), dit Philippe Carrese, j’ai envoyé le manuscrit à plus de trente maisons d’édition, y compris "Fleuve Noir". Tous l’ont refusé. J’ai croisé Paul André Bungelmi, en corse, un type adorable qui me l’a pris mais qui a été dépassé par le succès du livre. Fleuve Noir a repris la suite en moins de quinze jours. Paul André est un vrai méditerranéen, il a tout de suite tout compris, tout mon coté "sudiste" que pas mal de parisiens ont encore beaucoup de mal à cerner ».

    Et François Thomazeau ajoute : « Je ne connaissais Carrese que de nom et j'ai atterri chez Méditorial parce que ma mère avait vu un reportage sur "Trois jours d'engatse" sur France 3 Marseille. C'est elle qui m'a forcé à envoyer le manuscrit de Dégun à Méditorial. Comme Carrese, je ne rendrai jamais assez hommage au patron de cette maison, Paul-André Bungelmi, un honnête homme comme on n'en fait plus. Il a arrêté l'édition faute d'argent et tient un bar de nuit extrêmement sympa à Ajaccio. On amène sa bouffe, y a une cheminée au fond pour faire cuire le rata, et lui fait payer le vin."

    Après la cessation d’activité de Méditorial, si quelques auteurs de polars corses ont été édités, il n’existait plus de série noire insulaire. A partir de 2003, des auteurs corses se réapproprient la Corse noire et des éditions corses les éditent. D’abord Les Editions La marge avec La chèvre de Coti Chiavari de Jean-Pierre Orsi.  Pur Porc de Jean-Paul Brighelli est édité hors de Corse chez Ramsay.  En 2004, les Editions Albiana lancent la collection Néra

    Aujourd’hui, sur l'île, des auteurs se sont regroupés dans une association Corsicapolar   qui organise le festival du polar corse et méditerranéen chaque année depuis 2007 à Ajaccio. C'est dans la continuité et l'esprit de ce festival que les Editions Ancre latine sont nées.



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